Chapitre 5

Ryle avait raison. Il n'a fallu que quelques jours à ma cheville pour se rétablir, du moinsce qu'il faut pour me permettre de marcher. J'ai quand même laissé passer toute unesemaine avant d'oser quitter mon appartement. Il ne manquerait plus que la douleurrevienne.Bien sûr, j'ai commencé par me rendre dès aujourd'hui à la boutique. Allysa s'y trouvaitet, le moins qu'on puisse dire, c'est que j'ai ressenti un choc en franchissant la ported'entrée. J'avais l'impression de pénétrer dans un endroit totalement différent de ce à quoije m'attendais. Bien sûr, il reste encore énormément de boulot à faire mais, avec Marshall,ils se sont débarrassés de tout ce qu'on avait décidé de jeter. Le reste est entassé dans uncoin. Les vitres ont été lavées, le sol nettoyé. Sans compter l'arrière-boutique où je compteinstaller mon bureau.J'ai commencé par lui donner un coup de main pendant quelques heures, mais elle n'apas voulu me laisser prendre en charge les tâches qui exigeaient trop de déplacements.Alors j'ai surtout dessiné des plans pour la décoration. On a choisi les peintures murales etfixé une date pour l'ouverture, à peu près dans cinquante-quatre jours. Une fois qu'elle estpartie, j'ai fait tout ce qu'elle ne m'a pas laissé faire en sa présence. Ça faisait du bien de meretrouver là. Mais, bon sang, je suis crevée...C'est pourquoi je me demande maintenant si je vais me lever du canapé pour répondreà la personne qui frappe à la porte. Lucy est retournée chez Alex ce soir, et je viens deraccrocher le téléphone avec ma mère. Donc c'est quelqu'un d'autre.Je vais vérifier à l'œilleton mais ne reconnais pas tout de suite sa silhouette, car il baissela tête. Et puis il la relève soudain. Mon cœur bondit.Qu'est-ce qu'il fiche ici ?Ryle frappe de nouveau et je me passe la main dans les cheveux, comme si ça pouvaitme coiffer un peu. J'ai trop bossé aujourd'hui, je dois avoir une tête épouvantable. Il mefaudrait au moins une heure pour prendre une douche, me maquiller, m'habiller avantd'ouvrir cette porte ; alors tant pis, il devra se contenter de ma sale gueule.J'ouvre et sa réaction me laisse sans voix.— La vache ! souffle-t-il en laissant tomber sa tête sur le châssis.Il est à bout de souffle et ne paraît pas en meilleure forme que moi, aussi décoiffé etdébraillé, avec en plus une barbe de deux jours que je ne lui avais jamais vue. Son regardéperdu trahit une véritable confusion.— Tu te rends compte à combien de portes j'ai dû frapper pour te trouver ?Je fais non de la tête mais, maintenant qu'il le dit... D'abord, comment sait-il oùj'habite ?— Vingt-neuf, dit-il.Et il lève les mains en répétant ces chiffres dans un murmure :— Deux... neuf.Je m'aperçois alors qu'il est en blouse blanche et ça me terrifie. C'est cent fois mieux queson foutu pyjama et dix fois mieux que la chemise Burberry.— Pourquoi as-tu frappé à vingt-neuf portes, d'abord ?— Tu ne m'avais pas dit où se trouvait ton appartement. Tu m'as juste indiquél'immeuble, mais je ne me rappelais pas à quel étage tu vivais. Dire que j'ai failli commencerau deuxième... J'aurais gagné une heure si j'avais suivi mon intuition.— Qu'est-ce que tu fais là ?Il se passe une main sur le visage, puis tend le doigt.— Je peux entrer ?— Dis-moi d'abord ce que tu veux.Je le laisse quand même passer et ferme derrière lui. Il inspecte les lieux du regard, setourne vers moi, les mains sur les hanches. Il a l'air un peu déçu, sauf que je ne sais pas tropsi c'est à cause de moi ou de lui.— Je vais t'asséner la vérité toute nue, dit-il, essoufflé.Prépare-toi.Je croise les bras tandis qu'il inspire profondément, s'apprête à parler.— Les deux mois qui viennent seront sans doute les plus importants de ma carrière. Ilva falloir que je reste très concentré. J'arrive à la fin de mon internat. Ensuite, je passeraimes examens.Il va et vient dans le salon, soulignant chacune de ses paroles d'un geste de la main.— Mais, depuis la semaine dernière, je n'arrive plus à te chasser de ma cervelle. Je nesais pas pourquoi. Au boulot comme au repos. Je ne pense qu'à cette folie quand je suis prèsde toi, et il faut que tu empêches ça, Lily.Il s'immobilise devant moi.— Je t'en prie, empêche ça ! Juste une fois... Ce sera tout. Juré.Mes doigts s'enfoncent dans mon bras. Il halète encore un peu, les yeux toujourshagards, mais il m'implore du regard.— Depuis combien de temps n'as-tu pas dormi ?Ma question semble l'exaspérer. Comme si je ne pigeais rien.— Je sors de quarante-huit heures de garde. Je t'en prie, Lily !Pour un peu, je croirais presque qu'il est... J'inspire un grand coup pour me calmer.— Ryle. Tu as vraiment frappé à vingt-neuf portes, tout ça pour me dire que ta vie étaitdevenue un enfer tellement tu pensais à moi ? Et qu'on devrait coucher ensemble pour mechasser de ton esprit ? Tu te fiches de moi, là ?Serrant les dents, il finit par hocher la tête.— Bon... Il y a de ça, mais... Ça paraît bien pire quand c'est toi qui le dis.J'éclate d'un rire exaspéré.— Tu es trop lamentable, Ryle !Il se mord les lèvres, regarde autour de lui, comme s'il cherchait soudain à s'évader. Jerouvre la porte, lui fais signe de sortir. C'est là qu'il regarde mon pied.— Ta cheville a l'air bien. Ça va ?— Oui, mieux. Pour la première fois, j'ai pu aider Allysa aujourd'hui, à la boutique.Il hoche la tête et fait mine de sortir mais, à l'instant où il passe devant moi, il bloqueles deux bras autour de ma tête et claque la porte. Je pousse un soupir exaspéré.— Je t'en prie ! insiste-t-il.Je refuse, malgré l'émotion qui s'empare de tout mon corps.— Je suis vraiment doué, tu sais, dit-il dans un sourire. Tu n'auras presque rien à faire.J'essaie de ne pas rire, mais son insistance est aussi charmante qu'exaspérante.— Bonne nuit, Ryle.Sa tête retombe en arrière. Il s'accroche à la porte pour se redresser puis la rouvre,s'apprête à sortir quand, tout d'un coup, il tombe à genoux, m'enveloppe la taille de sesbras.— Lily, s'il te plaît ! marmonne-t-il d'un air misérable. Allez, on passe la nuit ensemble.Il lève sur moi un regard de chien battu.— Je te désire tellement... Je te jure, dès qu'on aura baisé, tu n'entendras plus jamaisparler de moi. Promis.Pour un peu, il me ferait pitié, ce malheureux neuro-chirurgien en train de supplier.Lamentable.— Debout, dis-je en le repoussant. Tu es ridicule.Il se lève lentement, remontant ses mains contre la porte jusqu'à m'y enfermer.— Ça veut dire oui ?Sa poitrine effleure la mienne. Je m'en veux de trouver plutôt agréable d'être tantdésirée. Je devrais être révulsée, pourtant j'ai du mal à respirer en le regardant, surtoutavec ce petit sourire aguicheur.— Je n'en ai pas envie pour le moment, Ryle, dit-elle. J'ai travaillé toute la journée, jesuis épuisée, je pue la sueur et la poussière. Laisse-moi le temps de prendre une douche,peut-être que je me sentirai plus sexy pour coucher avec toi.C'est à peine s'il me laisse achever ma phrase.— Vas-y, prends ta douche. Tout le temps qu'il te faudra. J'attendrai.Je l'éloigne de moi, referme la porte. Il me suit dans la chambre et je lui dis depatienter sur le lit.Heureusement que j'ai nettoyé ma chambre hier soir. D'habitude, j'ai des vêtements quitraînent partout, des livres entassés sur la table de nuit, des chaussures et des soutiensgorge qui n'entrent pour ainsi dire jamais dans mon placard. Mais, là, tout est propre. J'aimême fait mon lit, avec les horribles coussins capitonnés que ma grand-mère a fabriquéspour toute la famille.Je vérifie tout de même qu'il ne reste pas un truc gênant dans les parages. Il s'assiedsur le lit et je reste sur le seuil de la salle de bains, dans l'espoir de le faire encore changerd'avis.— Tu dis qu'il faut que j'empêche ça, mais je te préviens, Ryle, j'agis comme unedrogue. Si on passe la nuit ensemble, ça ne fera qu'aggraver les choses pour toi. Sauf que tun'auras droit qu'à une fois. Je refuse de devenir l'une de ces filles qui servent juste à...comment tu as dit l'autre soir ? À satisfaire tes désirs ?Il s'allonge sur ses coudes.— Ce n'est pas ton genre, Lily. Et je n'ai pas besoin de plus d'un coup avec la mêmepersonne. Inutile de nous en faire.Je ferme la porte derrière moi en me demandant comment il a réussi à m'entraîner làdedans.C'est sa blouse. Ma faiblesse. Cela n'a rien à voir du tout avec lui.Je me demande s'il pourrait la garder au lit ?** *Il ne m'a jamais fallu plus d'une demi-heure pour me préparer, pourtant là, j'ai mispresque une heure à sortir de la salle de bains. Je me suis rasée pour ainsi dire partout,avant de passer une bonne vingtaine de minutes à flipper. J'ai dû me dissuader d'ouvrir laporte pour lui dire de s'en aller. Mais, maintenant que mes cheveux sont secs et que je suisplus propre que jamais, je pense être prête. Je peux très bien m'offrir un coup d'un soir. J'aivingt-trois ans, quoi.Il est toujours sur mon lit quand j'ouvre la porte. Je découvre avec un rien de déceptionqu'il a laissé tomber sa blouse par terre, mais je ne vois pas son pantalon, qu'il doit doncavoir gardé ; seulement, comme il est sous la couverture, je n'en sais rien.Je ferme la porte et m'attends à le voir rouler sur le côté pour me regarder. Il n'en faitrien. Je me rapproche un peu et là, je me rends compte qu'il ronfle.Et pas qu'un peu. À mon avis, ça tient plutôt du sommeil paradoxal.— Ryle ?Je le secoue, mais il ne réagit pas.Ce n'est pas vrai.Je me laisse tomber sur le lit. Je viens de passer une heure entière à me préparer aprèsm'être crevé le cul toute la journée, et voilà comment il entame notre nuit ?D'un autre côté, comment lui en vouloir ? Surtout quand il a l'air si paisible. Je ne mevois pas travailler quarante-huit heures d'affilée. Sans compter que mon lit est des plusconfortables. Au point qu'on peut s'y rendormir après une bonne nuit de sommeil. J'auraisdû le prévenir.Je vérifie l'heure sur mon téléphone. Presque vingt-deux heures trente. Je le mets enmode silencieux puis m'allonge. Ryle a déposé le sien sur l'oreiller, près de sa tête, alors je lesaisis, appuie sur la fonction photo. Ensuite je l'oriente au-dessus de nous, vérifie que mondécolleté apparaît bien visible, bien serré, et prends une photo, afin qu'il voie au moins cequ'il aura manqué. Puis j'éteins en riant intérieurement car je vais m'endormir à côté d'unhomme à moitié nu que je n'ai même pas embrassé une seule fois.** *Avant d'ouvrir les yeux, je sens ses doigts remonter le long de mon bras. Je réprime unsourire tout en faisant mine de dormir encore. Sa main se promène sur mon épaule, s'arrêtejuste au bord du cou, à hauteur du petit tatouage que je porte depuis la fac. Juste le tracéd'un cœur entrouvert sur le haut. Il le contourne puis y pose les lèvres. Mes paupières secrispent.— Lily.Tout en murmurant mon nom, il m'enveloppe la taille d'un bras. Je geins un peu enessayant de me réveiller, roule sur le dos afin de le regarder. Quand j'ouvre les yeux, c'estpour constater qu'il me fixe lui aussi. Rien qu'à la lumière du soleil qui se faufile par lafenêtre et lui éclaire le visage, je peux dire qu'il n'est même pas sept heures.— Je suis le mec le plus nul que tu aies sans doute jamais rencontré, n'est-ce pas ?Je ris, hoche un peu la tête.— Il y a de ça.Dans un sourire, il écarte quelques mèches de mon visage puis se penche, pose leslèvres sur mon front et ça m'embête énormément. Parce que, maintenant, c'est moi qui vaispasser des nuits blanches à essayer de me remémorer sans cesse ces instants.— Il faut que j'y aille, dit-il. Je suis en retard. Mais, primo... pardon. Deuzio... je nerecommencerai jamais. C'est vraiment la dernière fois que tu entendras parler de moi.Tertio... pardon, pardon et encore pardon.Je m'efforce de sourire, mais j'ai plutôt envie de faire la gueule parce que j'ai détestéson deuzio. Ça m'irait très bien s'il essayait encore. Sauf qu'on attend deux choses trèsdifférentes de la vie. Alors tant mieux s'il s'est endormi et si on ne s'est jamais embrassés,parce que si on s'était envoyés en l'air avec lui en blouse, c'est moi qui aurais fini à genouxdevant sa porte, à le supplier de recommencer.Alors voilà. On arrache le pansement et je le laisse partir.— Je te souhaite une belle vie, Ryle, et toute la réussite du monde.Sans tout de suite répondre à mon adieu, il me contemple longuement, l'air sombre,avant de dire :— Oui, toi aussi, Lily.Après quoi il se lève. Je préfère ne plus le regarder, alors je me retourne vers le mur. Jel'entends mettre ses chaussures puis prendre son téléphone. Un moment s'écoule avant qu'ilne bouge de nouveau ; je sais qu'il me contemple. Mais je garde les yeux fermés jusqu'à ceque j'entende claquer la porte d'entrée.Et là, mon visage s'échauffe ; je refuse de me laisser envahir par les idées noires. Je sorsdu lit car j'ai plein de choses à faire. Je ne vais pas non plus m'offusquer à l'idée de ne pasêtre assez renversante pour pousser un mec à complètement revoir ses objectifs de vie.D'autant que j'ai les miens, et qu'ils ont déjà de quoi m'occuper. Au risque dem'interdire de consacrer du temps à un homme dans ma vie.Pas le temps.Non.Trop de boulot.Je suis une femme d'affaires très motivée qui n'a pas de temps à perdre avec leshommes en blouse blanche.

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