Tragédie d'Automne

Sur les grandes avenues de New York, roulait un taxi jaune parmi tant d'autres.



Dans le taxi, un homme était assis sur la banquette arrière, vêtu d'un long imperméable et d'une écharpe à carreaux. Il semblait songeur et écoutait de la musique, tout en regardant d'un air mélancolique les gouttes de pluie ruisseler sur la vitre et la population s'affoler sur la chaussée inondée, sous une pluie battante.


Le trafic était intense et les klaxons ne cessaient de retentir. Ceux qui étaient pressés s'impatientaient en vain. Les files s'allongeaient encore et encore et les passants, certains encombrés de leurs achats, couraient sur les larges trottoirs se heurtant parfois.


Il pourrait avoir la trentaine ou bien plus ou un peu moins. C'était un de ces hommes auxquels on ne saurait donner d'âge précis ni sa profession.


Toutefois, il semblait évoluer dans le secteur de la finance. Sa sacoche en cuir noir, à moitié fermée, regorgeait de documents menaçant de glisser. Il venait de quitter Wall-Street.


Un bref signal sonore s'échappa de sa poche. Il sortit son iPhone. C'était un SMS de son épouse, pas très rassurant: « Faut qu'on parle, dépêche-toi. ». Étonné mais l'air un peu coupable, ses joues rougirent légèrement et il répondit par un simple «? que se passe-t'il ?». Pas de réponse.


Ce message soudain l'angoissait et le contrariait. Il arrêta la musique, rangea son casque et consulta sa montre. Décidément c'était à croire que le temps s'était arrêté dans les rues de New York. Il soupira et regarda de nouveau à travers la vitre.


Une heure plus tard, il arriva enfin à son domicile, fatigué et fourbu.


Malheureusement son épouse lui réserva un accueil glacial.


Elle n'était guère plus jeune que lui, grande et élancée, superbe dans sa robe de soirée vintage d'un bleu nuit profond style années 1950. Oui, ce couple raffolait du vintage, des sixties, de cette deuxième moitié du XXème siècle. C'était la mode apparement. Même le mobilier avait une touche de vintage.


Elle attendait silencieuse à demi allongée sur le canapé en cuir telle une reine antique. Sa chevelure gonflée par la laque et quelques boucles brillaient en même temps que ses bijoux et les paillettes de sa robe en soie qui scintillaient sous la lumière du salon. Elle tenait dans sa main droite un verre de martini. Elle semblait souffrir d'une migraine, la main posée sur son front.


Lorsqu'elle entendit son mari entrer elle ne se leva pas et hurla simplement d'une voix rauque "Je suis là dans le living !"


Elle but une gorgée de son verre qu'elle posa sur une petite table de marbre et alluma une cigarette qu'elle sortit d'un élégant petit sac à main Louis Vuitton posé sur un coussin.


Son mari pénétra dans la pièce. Dès qu'elle le vit, son visage s'empourpra...


Le calme de la pièce laissa place à une série de reproches, suivis par des cris, des insultes, des pleurs, des éclats de verre, de la céramique brisée au sol, des claquements de porte. Ils répétaient à tour de rôle : "Chut calme-toi tu vas réveiller les enfants ! " sans grands résultats...


Le lendemain matin, il se leva tôt, avala un croissant, un œuf et un café et se dirigea droit vers son auto. C'était une jolie Porsche cabriolet de collection, très confortable et élégante. Il s'était vêtu à la hâte sans réfléchir et avait enfilé un simple pardessus, négligeant sa serviette qu'il laissa à sa chambre.


Il démarra en trombe et sortit de la ville en quelques minutes tellement il roulait vite.


Il semblait très contrarié, préoccupé et n'avait même pas remarqué la pluie qui s'abattait sur la ville dans un grand vent d'automne. Il activa les essuie-glace.


Il accéléra de plus belle jusqu'aux limites des capacités de son auto. Dévalant ainsi les étroites routes de bord de mer, les collines, les chemins de terre où la boue, soulevée par les pneus, jaillissait sur la carrosserie de la voiture.


La route serpentait de plus en plus et était de plus en plus glissante mais il ne s'en souciait guère, prenant les virages d'une brutalité inouïe, faisant crisser les pneus sur la chaussée dans un déchirement inquiétant.


Il semblait comme fou, possédé, égaré. Ses mains tremblaient, des gouttes de sueur perlaient sur son front et ses yeux s'emplissaient de larmes.


Les moments heureux avec sa famille défilaient dans sa tête, ternis par la violente dispute de la veille. C'était un point de non retour, la rupture ultime.


Désormais, toute sa vie était chamboulée. Qu'allait-il devenir ? Ses enfants ? Tous ces projets bâtis ensemble partiraient donc en fumée ?


Hélas il fallait divorcer, il ne pouvait en supporter davantage. Puis, le doute et les regrets le tiraillèrent encore. L'aimait-il encore ? Non, depuis un bon moment déjà. Pourquoi ? Il n'en savait trop rien. Alors divorcer, ne pas divorcer ? Assumer, ne pas assumer ? Disparaître sans laisser de traces ? Changer de vie ? Y avait-il de la lâcheté ? Certainement mais il tentait de se rassurer. Mon dieu se pouvait-il que la vie bascule aussi rapidement ? Il soupira. Il se sentait comme pris dans un étau, c'était insupportable. Il n'avait plus goût à rien, ne savait plus ce qu'il voulait vraiment. Il éteignit son téléphone. Rouler ! Rouler encore ! Plus loin, toujours plus loin, encore plus vite ! Fuir ce cauchemar dans un élan de liberté illusoire.


Grisé par la vitesse, il accéléra encore faisant hurler le moteur de l'auto, déboucha une bouteille de rhum dans la boîte à gant qu'il engloutit en deux gorgées.




Elle se dépêcha de charger le coffre de sa voiture, de divers achats et de bagages. Elle était déjà bien en retard. Le vent ne cessait de martyriser sa coiffure qu'elle essayait tant bien que mal de maintenir avec sa main gauche.


Agacée, elle secoua la tête, ferma le coffre et ouvrit la portière. À cause d'un mouvement sans doute trop nerveux elle fit tomber les clés dans une flaque d'eau. Elle se pencha pour les ramasser tout en grommelant.


Au moment où elle se releva, le vent poussa la portière qui se rabattit violemment sur son visage. Un peu sonnée, elle tenta de retrouver ses esprits et s'enferma dans la voiture.


Décidément la journée commençait bien ! D'abord on lui vole son téléphone, ensuite le retard et maintenant elle est blessée par une portière ! Elle jeta un bref regard sur la glace. Quelle allure ! La voilà bien arrangée... Ses cheveux étaient ébouriffés, elle saignait de la lèvre supérieure. Elle ôta ses gants de velours et remédia rapidement à ce désordre. Elle brossa un peu sa chevelure blonde, se re poudra le visage, et remit du rouge à lèvre. Après s'être regardée une dernière fois, elle sourit d'un air satisfait tout en hochant légèrement la tête, remit ses gants et démarra.


Elle roulait vite, les phares allumés, sous une pluie matinale.




Tantôt il riait, tantôt il pleurait, donnant des coups de poings de rage sur le volant.


À plusieurs reprises il faillit tomber dans le précipice. Il suffoquait et, dans un élan de folie, arracha la capote clamant au milieu des rafales de vent : " Je veux vivre ! Je veux sentir la pluie me fouetter le visage ! Le vent ! Vivre, mourir que m'importe ! "


L'impétueuse auto filait comme un éclair sur la route inondée, défiant tous les obstacles et plus puissante que jamais, écrasant tout sur son passage, poursuivant sa course folle dans ce jeu diabolique.


Sa vue se troubla peu à peu, il ne distinguait qu'un épais brouillard d'eau.


Il rata le dernier virage tout en poussant un juron, à peine conscient. L'auto zigzagua en tournoyant puis dégringola la pente à une vitesse vertigineuse, décrivant quelques tonneaux et finit par s'écraser sur la route inférieure en se renversant sur le flanc, toute cabossée, en feu.




La route était de plus en plus glissante, la brume de plus en plus opaque, la pluie qui s'abattait sur les vitres était de plus en plus gênante. Mais elle était encore enfermée dans une rêverie monotone, le regard vide.


Quand soudain, dans un nuage d'eau, elle vit une auto s'écraser violemment sur la route et elle fonçait droit sur le véhicule. Elle poussa un cri de surprise en écarquillant les yeux.


Aussitôt, elle tenta de freiner, en vain.


Par réflexe, elle tourna donc brusquement le volant en serrant les dents puis hurla d'effroi et de désespoir. La voiture tomba dans le précipice et alla heurter un gros sapin, s'embrasant immédiatement.


Le choc était d'une violence extrême.


À demi consciente, elle ouvrit les yeux. Le pare brise avait explosé sous ses yeux lors de la collision. Elle avait mal partout, ne sentait plus ses jambes; les avait-elle encore ? Elle avait des bleus, des blessures, la chair à vif, couverte de débris de verre, le sang coulait à flot sur son buste et derrière son crâne, maculant de rouge sa chevelure dorée. La fumée qui se dégageait de l'auto l'asphyxiait et les flammes lui brûlaient les mains.


Alors, dans un mouvement de survie, elle ouvrit péniblement la portière et rampa au sol pour s'extirper des flammes qui gagnaient son siège défoncé.


Luttant avec la mort, elle tenta de se relever pour aspirer un dernier souffle d'air frais, le souffle de la Vie, le visage tourné vers le ciel et la bouche ouverte.


La pluie lavait ses blessures. Mais l'hémorragie était trop importante. Se vidant de tout son sang, elle s'écroula dans une marre de sang.


La voiture explosa, entraînant un incendie atténué par la pluie.


La catastrophe et les corps ne furent découverts par les autorités et les secours que dans la soirée. On conduisit les corps à la morgue.




Elle ne s'était jamais remise totalement de cet accident.


N'étant pas un monstre insensible, elle avait beaucoup de remords, rongée par la culpabilité. Oui, elle avait tué son mari. S'ils n'avaient pas eu cette dispute, il serait parti à Wall Street comme d'habitude. Mais pouvait-elle prévoir cette réaction excessive ? Chacun réagit différemment...


Honteuse, elle avait laissé ses enfants dans l'ignorance et le mensonge et était prête à tout pour qu'ils ne sachent jamais la vérité.


C'était le jour de son enterrement.


Elle arrangea sa coiffure, essuya une larme et vêtue de noir, posa un chapeau à voile en dentelles noir sur sa tête et mit de grosses lunettes de soleil noires signées Chanel puis, se para d'un long manteau noir et blanc échancré d'un grand col de fourrure de chinchilla, tout en enfilant de longs gants en cuir noir. Il fallait qu'elle soit forte.


Au même moment, se tenaient d'autres obsèques.


La famille et les amis de la défunte étaient rassemblés autour de sa tombe fleurie, abasourdis et en larmes.


Un petit garçon serrait la main de sa grande sœur et la main de sa grand-mère.


Les yeux baissés, étouffé par les sanglots, il bredouilla tout en hoquetant : "Maman, notre pauvre maman elle est partie avec papa". La grande sœur prononça avec gravité, sans y croire elle-même : " Nous sommes orphelins maintenant." (Leur père était militaire mort au combat.) La vieille dame les embrassa pour leur signifier son soutien, ainsi que leur tante qui serra tendrement la main de la jeune fille.


Elle descendit d'une grosse berline noire, accompagnée de ses enfants silencieux. Elle avait suivi le cortège funèbre.


Chaussée de grandes bottes Jimmy Choo, tenant de la main droite une élégante pochette Chanel noire vernie, elle se dirigea vers le cimetière, le port de tête droit, d'une allure fière, telle une reine inébranlable dans sa toilette de veuve noire, toisant l'assemblée derrière ses lunettes.


Intérieurement, elle ne pouvait se supporter et se sentait honteuse de vivre. Mais elle savait que tôt ou tard, lorsque sonnerait le glas, la pénitence tomberait, pouvant ainsi expier sa faute. Elle tentait de se rassurer pour ne pas mettre fin à ses jours immédiatement ou pour ne pas ternir sa vie volontairement en se punissant elle-même.


Le cercueil descendait doucement dans un léger balancement, sous la bénédiction du prêtre.


Le parfum d'encens s'évaporait en fumée, dansant autour des arbres encore humides et des tombes, porté par le vent, enivrant les familles endeuillées. Chacun déposait des fleurs ou des poignées de terre sèche sur le bois nacré du cercueil qui s'enfonçait dans les profondeurs de la terre.


Elle s'avança et jeta une rose flétrie qu'elle recouvrit de terre. Symbole de leur amour, de leur existence, fanés.


Une rafale de vent parcourût le parc. Son chapeau s'envola et tournoya au milieu des feuilles mortes et des pétales fanés, de plus en plus haut jusqu'à se perdre dans l'immensité du ciel.


FIN. 


Cédric V.

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